Il est très courant, aussi bien dans le monde politique que chez les économistes universitaires de contester la confiance dans les mécanismes de marché qui constitue le Credo du capitalisme libéral.
Je me range du côté des contestataires et je pense qu'il faut soigneusement distinguer deux idées. La première consiste à reconnaître une réalité : les mécanismes de marché sont indispensables au bon fonctionnement d’une économie basée sur la spécialisation et l’échange. L’autre revient à croire que les sociétés humaines vont nécessairement vers le meilleur état économique possible si et seulement si elles se laissent entièrement orienter par les marchés, la Puissance Publique ne pouvant rien mieux faire que réduire au minimum ses interventions. Cette deuxième idée est manifestement fausse, et la plus grande victoire de l’idéologie libérale est d’avoir imposé l’opinion que les deux idées se confondent, ou que la deuxième est la suite nécessaire de la première.
Mais ceux qui, à juste titre, contestent le credo libéral ne tirent pas toujours à mes yeux toutes les conséquences de leur contestation.
La branche la plus prestigieuse de la science économique se consacre à démontrer théoriquement que le système de prix résultant de la confrontation des offres et des demandes sur un marché libre a une signification profonde, quasi transcendante : il exprime l’utilité sociale marginale de chaque bien ou service. La doctrine attribue aux mécanismes de marché le rôle de révélateur de ces valeurs, dont elle affirme qu’on ne pourrait pas les connaître ni estimer autrement. Les calculs effectués et les décisions prises en ayant recours aux prix du marché se trouvent par là justifiés et sont censés contribuer à la réalisation pratique de l’optimum social. C’est cette construction théorique qui autorise le passage, que je dénonçais plus haut, de l’idée que le marché est indispensable, à cette autre idée qu’il est par lui-même le meilleur guide possible. Dans le même temps l’Economie s’érige elle-même en science autonome et elle impose orgueilleusement ses conclusions à la société.
Mais en ce début du 21ème siècle nous sommes confrontés dramatiquement aux problèmes posés par l’interaction entre les formes du développement humain et le milieu planétaire. La main invisible, prétendument providentielle, se révèle à cet égard être la main du Diable. Elle conduit si fermement l’humanité à détruire elle-même son habitat, que les sociétés contemporaines paraissent incapables de s’en empêcher alors même qu’elles ont pris conscience de cette menace. Il devient criminel de continuer à attribuer au marché les qualités providentielles que le libéralisme lui prête.
On est ainsi conduit à révoquer en doute la théorie qui accorde au système de prix existant une signification sociale positive. Du coup, les conclusions pratiques auxquelles aboutissent les calculs économiques effectués en utilisant ce système de prix perdent leur force de vérité. Un jugement extérieur à l’économie, fondé sur des connaissances de toutes sortes et sur la morale politique, est en droit de les remettre en question.
Il faut alors, par des moyens extérieurs, définir les objectifs à atteindre, et l’Economie devient la technique de mise en œuvre des mécanismes sociaux (principalement des mécanismes de marché) qui cherche à réaliser ces objectifs. Le système des prix devient pour l'économiste un outil qu'il faut apprendre à manipuler et non plus une échelle de valeurs sociales révélées par le marché.
Ce qui est ici suggéré ne viserait pas à fixer autoritairement ou à contrôler les prix, mais bien plutôt à exercer une influence sur les conditions de leur formation. Il est souhaitable qu’ils restent librement débattus et constituent pour l'agent économique isolé un signal, un indicateur des attentes de la société, qui l'incitent à œuvrer pour la société en cherchant à œuvrer pour soi-même. On peut dire que cela revient à remplacer la « main invisible » de Dieu par la main contrôlable d'une autorité politique aidée par un ingénieur social compétent.
Cette approche délivre la pensée de la dictature paralysante qu’exerce l’idéologie libérale, mais elle la met dans une situation d’incertitude très inconfortable. Qu’on soit économiste, Puissance publique ou acteur quelconque de la vie économique, on ne peut se passer de prix pour évaluer, raisonner, décider et agir. Des notions fondamentales telles que croissance, valeur ajoutée par une activité, productivité du travail, rentabilité des investissements, gardent certes tout leur sens, mais la révocation en doute du système de prix constaté rend sujettes à caution les mesures qui en sont faites. Cette remarque est d’une portée considérable et, si l’on en tire toutes les conséquences, elle est à son tour extrêmement paralysante. Dire que le système de prix qui résulte des mécanismes de marché n’est pas pertinent, c’est dire que chacun regarde et s’oriente dans l’économie à travers des lunettes déformantes. Mais le malheur veut que, s’il les enlève, il ne voie plus rien. L’économiste et derrière lui le politique se trouvent alors placés dans une situation extrêmement inconfortable : il leur faut trouver une position ferme alors que le sol sur lequel ils évoluent se dérobe sous eux. C'est sans doute pour cela que les économistes qui contestent le credo libéral ne vont pas jusqu'au bout de leur contestation.
On peut pourtant espérer sortir de cette difficulté en adoptant une démarche modeste et progressive. La modestie impose d’abord de reconnaître que la complexité des choses et la limite de notre savoir sont telles qu’il est impossible de définir d’un coup la situation optimale à un horizon donné et le chemin direct qui pourrait y conduire. La seule méthode qui soit à notre portée est alors de rechercher une organisation et une démarche qui permettent de passer de la situation présente, dont on constate aisément les défauts, à une autre meilleure, qui devra à son tour être évaluée et servira de base de départ vers une situation encore meilleure.
Plus précisément, la démarche proposée se présenterait à peu près ainsi : on part d’un état de l’économie dont on identifie les défauts les plus graves par des critères à la fois externes et internes. Du fait même de l’existence et de la gravité de ces défauts, on sait que le système de prix existant, qui dans une économie qui reste une économie de marché, détermine les décisions des acteurs, n’est pas pertinent. Il faut donc que la Puissance Publique prenne un ensemble de mesures aussi cohérentes que possible qui aient pour effet de modifier conjointement les comportements et les prix : principalement des taxations ou des subventions, des interdictions ou des obligations de faire, mais aussi des modifications institutionnelles. Cette politique modifiera à la fois le cours de l’économie et le système des prix, c’est-à-dire les lunettes avec lesquelles chacun la voit. Une nouvelle évaluation, effectuée comme la première selon des critères externes et internes, conduira à un jugement plus fin puisque porté avec des lunettes moins déformantes et inspirera de nouvelles mesures correctrices, de sorte qu’on peut espérer ainsi se rapprocher toujours plus de la meilleure réalisation possible des objectifs.
Pour compléter cette démarche et la rendre plus efficace, on peut se ressouvenir de ce qu’on a appelé la planification à la française et que Paul Massé décrivait comme une étude de marché généralisée. Que tous les acteurs de la vie sociale et économique se retrouvent pour confronter et ajuster dans un cadre cohérent leurs projets à moyen terme, cela permet de réduire ensuite les tensions et les cahots dans le cheminement réel. Il est évident que cette procédure, appliquée uniquement par des acteurs français entre eux alors qu’ils vivaient et agissaient dans le cadre du grand marché européen en formation, perdait petit à petit son efficacité à mesure que le grand marché prenait plus de réalité. Mais elle retrouverait cette efficacité si elle était appliquée au niveau adéquat : d’abord au niveau des économies-continents, puis également au niveau mondial au moins sur quelques grands sujets. Elle se révélera d’autant plus utile que l’on aura l’ambition de provoquer simultanément des changements importants dans des domaines différents mais interconnectés.
mercredi 7 mai 2008
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