mercredi 15 avril 2009

La lutte contre les rémunérations excessive des dirigeants de grandes entreprises: une affaire mal engagée

Les phénomènes qu’il s’agit de réprimer sont liés à ce que Jean Peyrelevade a décrit sous le nom de « capitalisme dissocié », terme par lequel il désigne la séparation entre la direction et la propriété des entreprises. Certaines causes sont très anciennes : La structure juridique de la société anonyme où la responsabilité des actionnaires est limitée à leur mise, la division du capital de ces sociétés en titres négociables, et l’organisation de bourses d’échange de ces titres ; une autre est venue s’y ajouter récemment, c’est le développement considérable dans les dernières décennies des instruments de gestion collective de l’épargne. C’est lui qui a engendré la situation que nous connaissons aujourd’hui, où le pouvoir sur nombre de grandes entreprises est exercé, lors des assemblées d’actionnaires, par des gens qui ne gèrent pas leurs propres capitaux, mais agissent en tant qu’agents d’une masse d’épargnants anonymes. Répondant à l’attente de leurs mandants et aiguillonnés par la concurrence, ils recherchent dans une spéculation à court ou moyen terme un rendement de leur placement déraisonnablement élevé, impossible à assurer durablement. Ils ne connaissent que de l’extérieur les activités et le fonctionnement des entreprises qu’ils contrôlent, et leur pouvoir s’exerce essentiellement une fois par an dans les assemblées d’actionnaires ; il se limite en fait, mais c’est évidemment essentiel, à la nomination ou éventuellement à la révocation des dirigeants et mandataires sociaux. Or il est bien évident que la fonction de dirigeant d’une très grande entreprise ne peut être confiée qu’à des individus réunissant un capital d’expérience et de capacités assez exceptionnel. Le nombre de candidats possibles à un poste devenu ou rendu vacant n’est pas très élevé, et attirer le meilleur devient pour les gestionnaires de Fonds un enjeu d’une importance primordiale. Les rares candidats entre lesquels ils hésitent se trouvent ainsi vis-à-vis d’eux dans une position de négociation exceptionnellement favorable. D’où pour commencer des rémunérations de base élevées. En outre il y a entre ces dirigeants et ceux qui les nomment une asymétrie d’information et de compétence dont les derniers nommés sont très conscients. Ne pouvant pas réellement évaluer avec exactitude la pertinence des politiques suivies et des décisions prises, mais sachant très bien ce qu’ils attendent : la valorisation rapide de leur placement, ces derniers sont prêts à intéresser le candidat à cet objectif en lui attribuant un nombre considérable de « stocks-options », quitte à le révoquer brutalement s’il déçoit leur attente. De leur côté, les candidats pressentis sont conscients ou instruits par des expériences précédentes de l’existence de ce risque, aussi au moment de leur recrutement ils négocient et obtiennent, en plus du reste, ces fameux parachutes qui soulèvent à juste titre l’incompréhension et l’indignation générales. Il s’est ainsi créé au cours des dernières décennies une sorte de norme internationale qui définit les avantages auxquels les dirigeants de grandes entreprises peuvent prétendre. Comme cette population –réduite en nombre- est constitué de fortes personnalités généralement imbues d’elles-mêmes, ceux même qui ne sont pas guidés par la seule avidité croiraient déchoir s’ils n’obtenaient pas lors de leur recrutement le bouquet complet des avantages, si exorbitants soient-ils, qu’ils savent qu’ont obtenus leurs pareils.
Les mécanismes que nous venons de décrire entraînent deux conséquences ; la première concerne le problème des rémunérations abusives : si rien n’est fait pour modifier les conditions qui ont provoqué leur apparition, on peut craindre que les lois nationales destinées à y mettre fin ne soient aisément contournées. N’oublions pas que les grandes entreprises dont il s’agit sont, du fait de la mondialisation, présentes et actives dans un très grand nombre de pays. Sans chercher plus loin, il existe suffisamment d’Etats de par le monde où le secret bancaire n’est pas un vain mot pour que rémunérations abusives, stocks options et parachutes y soient aisément logés, et ceci dans la plus grande discrétion. Loin de moraliser la rémunération des dirigeants, on y aurait introduit un degré supplémentaire d’opacité et d’immoralité. La deuxième conséquence est encore plus grave : le fonctionnement du « capitalisme dissocié » tel que nous venons de l’analyser exerce sur la politique des entreprises une pression souvent contraire à ce que demanderait une bonne et saine gestion, conforme aux intérêts à long terme de la société humaine et de l’entreprise elle-même. La conscience qu’en ont les dirigeants est étouffée par les avantages énormes qui leur sont consentis, et le thème à la mode de « l’entreprise citoyenne » apparaît plus destiné à masquer que véritablement en mesure de corriger cet état de fait.

jeudi 15 janvier 2009

Top d'humains pour la planète ?

Le Monde 2 du 10 janvier publie sous ce titre une « grande enquête » où il annonce que les théories néomalthusiennes sont battues en brèche, pour conclure « Les politiques sont en cause. Pas le nombre d’habitants. »
Commençons par féliciter les auteurs d’avoir abordé ce sujet, certainement un des plus importants qui se posent à l’Humanité d’aujourd’hui.
Une chose paraît claire : Les pressions exercées sur les ressources naturelles et l’environnement proviennent de la combinaison de deux facteurs, qui sont le nombre des habitants d’une part, et les comportements d’autre part, en comprenant sous ce dernier vocable les habitudes de consommation et les procédés de fabrication des biens consommés. Ce qui peut s’exprimer autrement : l’empreinte écologique d’une population donnée est égale au produit du nombre de cette population par l’empreinte écologique individuelle moyenne. Si l’on considère que la planète peut supporter un maximum d’empreinte écologique, on délimite le champ du possible. A l’intérieur de ce champ, l’on peut avoir une population d’autant plus nombreuse que l’empreinte individuelle est faible, et inversement, si les exigences en matière de genre de vie sont telles que l’empreinte écologique par tête est élevée, le nombre possible des habitants s’en trouve réduit d’autant. Si l’on considère par ailleurs que « les politiques » ont pour objet ou pour effet de déterminer l’empreinte écologique par tête, la conclusion rappelée plus haut apparaît erronée, puisque prise à la lettre elle semble dire que l’empreinte écologique totale est indépendante du nombre des habitants, faisant de l’empreinte écologique individuelle et donc des politiques qui la déterminent la seule variable à considérer pour savoir si une population vit conformément aux possibilités de la planète.
Je crois qu’il serait faux de déduire que l’on a ici affaire à un article bâclé. Je crois deviner au contraire que de puissantes raisons ont guidé les auteurs vers leur conclusion, et comme je partage ces raisons que je crois deviner, c’est ce point que je voudrais maintenant approfondir.
La conclusion se présente comme le résultat d’une analyse purement objective, mais elle ne prend du sens que si on la considère comme l’expression d’un impératif moral que les auteurs n’osent pas assumer en tant que tel. On pourrait l’exprimer ainsi : A moyen terme, la morale impose que l’on considère le nombre d’habitants comme une donnée, et les politiques doivent porter sur la seule variable d’ajustement moralement admissible, c’est-à-dire l’empreinte écologique individuelle moyenne.
Nous savons tous qu’au milieu du 20ème siècle a été développée une théorie qui appliquait aux groupes humain la théorie darwinienne de la sélection naturelle et qui, s’appuyant sur la notion d’espace vital, justifiait qu’une fraction de l’humanité entreprenne la destruction systématique d’une autre fraction, aux fins de conserver à la prétendue race supérieure l’espace nécessaire à son épanouissement. Nous savons aussi que, à la honte d’une génération d’Allemands, cette doctrine a connu un commencement d’exécution. Nous savons enfin que dans le même temps ou depuis, des entreprises de massacre d’êtres humains, systématique et à grande échelle, s’appuyant sur des justifications différentes, ont été réalisées en Union Soviétique, au Cambodge, en Afrique …
L’expression d’espace vital, du fait de ce qu’elle évoque, est aujourd’hui taboue. Mais le concept lui-même est très en vogue. L’empreinte écologique (qui s’exprime en hectares) d’un individu donné n’est pas autre chose en effet que « l’espace vital » de cet individu, la surface biologiquement productive nécessaire à la couverture de ses besoins, compte-tenu de son genre de vie. Or, l’article du Monde le relève, la terre aujourd’hui n’est pas assez grande pour fournir la surface correspondant à l’empreinte écologique de ses d’habitants, dont le nombre actuel dépasse légèrement 6,5 milliards. Si toutes autres choses restent égales, elle le sera encore moins quand le nombre desdits habitants se stabilisera, à horizon 2050-2100, aux environs de 10 milliards. Force est de convenir que dans ces conditions le risque de voir réapparaître une ou plusieurs entreprises génocidaires, faisant du nombre de la population la variable d’ajustement indispensable, ce risque ne peut pas être négligé. Une « certaine idée » de l’Humanité, l’impératif moral de respecter la Dignité de cette Humanité dans son ensemble et dans chacun de ses membres, s’y oppose cependant de façon absolue. C’est donc un impératif tout aussi absolu de mobiliser toutes les ressources de l’intelligence et de la solidarité humaines pour ramener l’empreinte écologique moyenne à un niveau compatible avec les possibilités de la planète et avec une population totale de l’ordre de 10 milliards d’individus. Car cette empreinte est la seule variable d’ajustement moralement admissible. Dans ce sens, on ne peut que souscrire à la conclusion : « Les politiques sont en cause. Pas le nombre d’habitants. »

vendredi 26 décembre 2008

Faisons un rêve

La situation dans laquelle se trouve la « maison France » menace de tourner au cauchemar, pour des raisons qui peuvent se résumer en cinq points :
1) Récession économique, montée du chômage ; corrélativement augmentation du nombre des situations d’extrême pauvreté et probable aggravation des troubles sociaux ;
2) Endettement public catastrophique, déficit budgétaire, déséquilibre des régimes sociaux ;
3) Balance commerciale déficitaire ;
4) La récession tend mécaniquement à l’aggravation des déficits et, partant, de l’endettement public. Les mesures de relance prises pour la conjurer sont de l’avis général insuffisantes et n’atteindront pas leur but ; mais elles vont clairement dans le sens d’une aggravation des déséquilibres financiers, au-delà de ce que seraient les effets purement mécaniques de la récession. Elles vont aussi, assez probablement, dans le sens d’une aggravation du déficit de la balance commerciale.
5) Pendant ce temps les phénomènes naturels, d’origine anthropique, de réchauffement climatique, de réduction de la biodiversité, d’épuisement des ressources fossiles etc. se poursuivent inexorablement, menaçant l’avenir de l’humanité. Sans vouloir noircir le tableau comme à plaisir, constatons que les problèmes d’environnement ont leur origine dans le modèle de développement appliqué depuis deux siècles, que la récession peut s’analyser comme un raté du fonctionnement de ce modèle, et que les politiques de relance mises en place en France et ailleurs ont pour objet de le remettre en marche. Ce qui revient à dire que, dans la mesure où elles seront couronnées de succès, ces politiques auront aussi pour effet d’accélérer la dégradation de l’environnement. Il nous faut certes reconnaître qu’elles comportent quelques mesures destinées à atténuer certains aspects du modèle de développement en vigueur qui sont les plus dangereux pour l’environnement, mais nous devons encore rendre à la vérité qu’on est très loin des réorientations profondes, radicales, qui seraient nécessaires.
Tout cela fait envisager une situation prochaine assez épouvantable, dont le pire aspect est que les perspectives qu’elle offre le sont encore plus. La France dans ses profondeurs sait tout cela plus ou moins confusément, mais elle se refuse à l’affronter concrètement. Je crois que le sentiment de malaise, de mécontentement à la fois général et insaisissable, qu’on peut ressentir dans les différents secteurs de l’opinion publique résulte de ce comportement d’évitement.
Faisons maintenant un rêve : supposons que, dans un sursaut salutaire, la France se réveille un jour rassemblée par une volonté collective et une obsession qu’on pourrait résumer dans un mot d’ordre : faisons tout pour sauver l’avenir de nos enfants. Elle aurait du mal à passer immédiatement à l’action, faute qu’un programme cohérent constituant une réponse ordonnée à tous les défis simultanés ait été élaboré. Il y a des éléments pour cela : diverses études et notes de l’INSEE, le rapport Pébereau, les travaux du Grenelle de l’environnement, les divers rapports et livres blancs consacrés au problème des retraites, pour citer les principaux. Mais il s’agit à chaque fois d’études sectorisées, et les rassembler en un programme cohérent de gouvernement ne peut se faire par simple sommation. Que je sache, ce travail n’a été fait par aucune institution existante, et ce n’est pas en écoutant les partis ou les syndicats qu’on trouvera ne serait-ce que le commencement de l’esquisse de la réponse. Si le travail de réflexion nécessaire était fait avec sérieux, on peut être certain que notre façon d’aborder et d’analyser la réalité en serait profondément bouleversée. J’oserai avancer deux aspects de ces bouleversements qui me paraissent très vraisemblables :
1) La nature est une ressource rare, et il faut utiliser au maximum le travail humain disponible pour économiser, préserver ou réparer la nature. Pour passer de la situation actuelle de chômage à la situation d’affectation optimale de tout le travail disponible, la grande difficulté sera de définir cet optimum, et d’organiser les changements d’activité qu’il comportera.
2) Corrélativement, ce que nous appelons aujourd’hui la productivité du travail diminuera. En effet, nous mesurons cette productivité par les « satisfactions » immédiates que le travail produit, sans mesurer à leur juste valeur la destruction de nature et d’avenir qui sont la contrepartie de cette productivité. « Sauver l’avenir de nos enfants », cela deviendra concrètement travailler plus avec en contrepartie moins de satisfactions immédiates. Pour des raisons à la fois pratiques et psychologiques, il sera nécessaire d’augmenter considérablement le volume des transferts sociaux obligatoires en resserrant drastiquement l’échelle des revenus disponibles après transfert. La solidarité doit être intergénérationnelle, mais aussi intragénérationnnelle.

lundi 15 décembre 2008

L'apologue des trois robinsons

Imaginons trois Robinsons pleins de courage et d’intelligence, forts physiquement et débrouillards, échouant sur trois îles très différentes. Nous supposerons que dans les trois cas la mer a fait échouer à leurs côtés une caisse d’outillage en bon état.
Robinson n°1 échoue sur une île qui n’est faite que de rochers, sans végétation ni faune. Quelques réserves d’eau douce amenée par la pluie dans des anfractuosités naturelles. Par chance, la mer lui a apporté une deuxième caisse contenant des conserves et des vivres, de quoi se nourrir un mois.
Robinson n°2 découvre une île étendue, avec de nombreuses sources et chutes d’eau, couverte d’une végétation luxuriante et habitée par un gibier varié et nombreux.
Robinson n°3 arrive sur une île aux dimensions réduites, avec une végétation peu abondante et peuplée de quelques animaux seulement. Tout cela constitue un écosystème fragile ; les différentes espèces végétales et animales sont en quantités si réduites qu’un prélèvement trop important qu’effectuerait Robinson sur l’une d’entre elle pour ses besoins personnels risquerait de la faire disparaître, avec de proche en proche la menace de la disparition de toute vie sur l’île.
Voyons maintenant comment vont se comporter nos trois Robinsons, compte tenu des qualités que nous leur avons attribuées :
Robinson n°1 va partir en exploration sur l’île, retourner le moindre rocher, fouiller le moindre recoin, en utilisant du mieux possible les outils dont il dispose, mais en vain. Finalement, il ira s’installer à l’ombre d’un rocher et attendra, en économisant ses forces et ses vivres, dans l’espoir que survienne un événement qui ne dépend pas de lui : qu’un navire passe à portée ou au moins que la mer fasse échouer une nouvelle caisse de conserves, lui assurant un délai de survie supplémentaire….
Robinson n°2 se met immédiatement au travail. Il commence par se procurer de quoi faire un bon repas, puis en fonction de ses préférences personnelles, il exploite les ressources de l’île pour se construire une habitation, fabriquer des vêtements, mettre en culture quelques coins fertiles, parquer des individus choisis parmi les espèces animales les plus succulentes ; il domestique des chevaux pour se déplacer plus rapidement avec moins de fatigue et transporter les charges lourdes, utilise une chute d’eau pour en tirer de l’énergie etc. Importants pour lui, les prélèvements qu’il effectue et les transformations qu’il apporte à la nature sont négligeables par rapport à l’étendue et à la vitalité luxuriante de l’île.
Robinson n°3 observe et réfléchit. Il prélève d’abord avec parcimonie de quoi juste se nourrir, puis il se consacre à augmenter les potentialités de son île, aménage et fertilise quelques acres supplémentaires qu’il ensemence avec les espèces qui lui sont les plus utiles ; puis il apporte ses soins et de la nourriture aux animaux nouveaux-nés en sorte d’augmenter l’effectif du cheptel. A partir de là il peut, en calculant bien, prélever sans risque de quoi améliorer son ordinaire, commencer à se construire un abri, et finalement vivre durablement en symbiose avec son île. Il s’est progressivement donné un niveau de vie convenable, moyennant de sa part un travail de tous les instants et une compréhension profonde des conditions de durabilité de son installation.
Je suppose qu’on me voit venir. Ce que je veux faire entendre, c’est que l’humanité voici deux siècles a pu se croire dans la situation de Robinson n°2, et qu’elle a pensé et agi en conséquence. Aujourd’hui, nous sommes clairement dans la situation de Robinson n°3, mais nous continuons à penser et nous comporter comme un n°2, ce qui pourrait nous conduire progressivement vers une situation assez semblable à celle, presque sans espoir, d’un n°1…
Bien sûr il ne s’agit là que d‘un apologue très simplificateur. La Terre considérée comme un ensemble vivant est un système extrêmement complexe, peuplé de plus de six milliards d’individus dont le nombre est fortement croissant et répartis sur cinq continents, avec tous une histoire et un niveau de production et de consommation par tête très inégal. Analyser et décrire la réalité dans toute son ampleur demanderait de réunir les compétences des meilleurs spécialistes dans de nombreux domaines et nécessiterait plusieurs volumes. Néanmoins, je crois qu’un citoyen normalement informé en sait assez pour se dire que le diagnostic final ne serait pas différent ni moins fort que celui que je viens d’énoncer.
En conclusion, je voudrais souligner ceci : la « science » économique telle qu’elle est aujourd’hui constituée a pris corps et s’est développée dans un climat intellectuel de type n°2. Elle est de ce fait très maladroite pour traiter les problèmes les plus cruciaux du 21ème siècle. Il lui faut opérer une véritable révolution copernicienne si elle veut devenir apte à traiter convenablement les problèmes de type n°3. Elle doit devenir la science de l’optimisation des activités humaines sous contrainte d’une symbiose durable entre l’humanité et la planète.

mercredi 3 décembre 2008

Les trois crises

Je mets ici en ligne un texte que j'ai envoyé au journal Le Monde et qui est publié sur son site à titre de Chronique d'abonné. Je suppose que la règle du jeu, c'est qu'il ne restera pas très longtemps visible et donc je lui donne ici plus de durée, si moins de visites !

Le monde traverse ou subit actuellement trois crises :
La crise financière qui, partie des Etats-Unis, s’est rapidement répandue sur toute les places, et qui se traduit essentiellement par un effondrement des cours de bourses et par un resserrement du crédit ;
La crise économique et sociale, qui se traduit partout dans le monde par une diminution des activités, soit corrélativement par une extension du chômage et une réduction de la production de biens et services ;
Enfin la crise environnementale, qui résulte de la conjonction de trois phénomènes : l’explosion démographique en cours, le modèle de développement qu’ont appliqué depuis deux siècles les pays du Nord et l’aspiration des pays pauvres à les imiter, enfin la limitation des capacités de la planète, déjà mise à mal par l’exploitation qui en est faite et incapable d’en supporter durablement plus et plus longtemps.
Ces crises sont clairement distinctes, bien qu’elles ne soient pas entièrement indépendantes : chacune a des effets et/ou trouve en partie ses causes dans le déroulement des autres.
Elles ont une caractéristique commune : elles frappent la planète entière et elles ne peuvent être convenablement gérées qu’au niveau planétaire.
Elles présentent des différences importantes relativement au temps :
La crise financière a pris corps en quelques mois, et elle a nécessité de la part des Etats des décisions urgentes ; au paroxysme de la crise, les mesures à prendre l’étaient à 24 heures près. Si elle est bien gérée, les experts s’accordent pour dire qu’elle ne devrait pas durer plus que 12 à 18 mois.
La crise économique et sociale, pour sa part, résulte de dysfonctionnements et de déséquilibres dont certains se sont mis ne place depuis plusieurs années ; il est bien sûr urgent de s’y attaquer, mais il vaut mieux différer les mesures de quelques semaines si c’est pour les formuler de façon plus pertinente. La possibilité de la résoudre en profondeur se mesure en années, voire en dizaines d’années si, comme c’est probable, elle vient à être renforcée par les effets de la crise environnementale au point de se confondre en partie avec elle.
La crise environnementale résulte de phénomènes qui ont commencé à se produire dès le début de la révolution industrielle ; la conscience de sa nature et de son ampleur ne s’est produite que tardivement et progressivement, depuis seulement quelques décennies. Il est vital pour l’humanité d’y trouver une solution, puisque la survie même de l’espèce est en cause. Sans pouvoir dire ce que devrait être cette solution, on sait que les remises en question qu’elle implique sont si profondes qu’elles équivalent à changer de civilisation. On peut être assuré qu’elle dominera toute l’histoire du 21ème siècle qui commence.
L’intérêt de cette présentation, c’est qu’elle propose une grille pour apprécier les mesures que les responsables politiques à tous les niveaux prendront dans les prochains mois : seules mériteront d’être approuvées les mesures qui permettront de s’attaquer aux trois crises simultanément, en privilégiant la troisième par rapport à la seconde et ces deux par rapport à la première. Devraient être exclues les mesures qui auraient pour effet d’aggraver la seconde ou la troisième au prétexte de résoudre plus vite la première ou la seconde.
Enfin, les trois crises étant planétaires et nécessitant des solutions planétaires, les mesures à prendre devront être concertées et coordonnées internationalement, sans quoi elles seront au minimum inefficaces sinon contreproductives du fait de nombreux effets pervers.

jeudi 25 septembre 2008

Le 21 ème siècle commence en 2008

L'année 2008 me paraît être celle où la problématique du 21 ème siècle s'est définitivement mise en place. Le 20ème siècle s'est terminé en novembre 1989 avec la chute du mur de Berlin, et les quelque vingt années entre ces deux dates sont à mes yeux des années de transition, et pour une bonne part d'illusions. Je m'explique :

Après l'effondrement du mur, on a cru à l'instauration d'un monde unipolaire, dominé politiquement par une seule super puissance. On a pensé également que l'échec du socialisme en tant que méthode de gestion des activités économiques (production et répartition) signifiait ipso facto la victoire définitive et l'adéquation aux besoins de l'humanité de son concurrent depuis deux siècles, le libéralisme économique.

Au niveau de la puissance politique, 2008 met en évidence de façon flagrante plusieurs faits : l'émergence de puissances nouvelles, principalement la Chine et l'Inde ; la persistance de la puissance Russe, qu'on a trop vite crue anéantie et qui n'est qu'affaiblie; La possibilité pour l'Europe de s'affirmer dans le concert mondial; enfin avec la crise de wall street l'affaiblissement durable des Etats Unis et de leur prétention au leadership mondial. Nous sommes désormais dans un monde clairement multipolaire.

En ce qui concerne la gestion des activités économiques, la chute de wall street nous met en face d'une sorte de ni ni : le libéralisme n'est pas plus que le socialisme capable de gérer les activités économiques et la répartition des richesses de façon satisfaisante, vers un développement humain durable et équitable. Nous sommes clairement tenus de nous sortir des vieilles idéologies, et de mettre au point avec réalisme et pragmatisme une gestion adaptée aux énormes défis du siècle (démographie croissante, limitation des ressources, détérioration du climat, aspiration universelle au développement)

Sur ces bases, on peut redouter que les peuples et leurs responsables politiques se dérobent aux remises en question et aux efforts indispensable, se laissant glisser progressivement vers un chaos mortel. Mais il n'est pas trop tard pour réagir, mettre en place des institutions de gouvernance mondialisée en organisant les relations entre pôles de puissance eux-mêmes organisés, et en mettant en place la nouvelle économie politique adaptée.

mercredi 7 mai 2008

Si on conteste le marché, on doit aussi contester le système de prix

Il est très courant, aussi bien dans le monde politique que chez les économistes universitaires de contester la confiance dans les mécanismes de marché qui constitue le Credo du capitalisme libéral.
Je me range du côté des contestataires et je pense qu'il faut soigneusement distinguer deux idées. La première consiste à reconnaître une réalité : les mécanismes de marché sont indispensables au bon fonctionnement d’une économie basée sur la spécialisation et l’échange. L’autre revient à croire que les sociétés humaines vont nécessairement vers le meilleur état économique possible si et seulement si elles se laissent entièrement orienter par les marchés, la Puissance Publique ne pouvant rien mieux faire que réduire au minimum ses interventions. Cette deuxième idée est manifestement fausse, et la plus grande victoire de l’idéologie libérale est d’avoir imposé l’opinion que les deux idées se confondent, ou que la deuxième est la suite nécessaire de la première.
Mais ceux qui, à juste titre, contestent le credo libéral ne tirent pas toujours à mes yeux toutes les conséquences de leur contestation.
La branche la plus prestigieuse de la science économique se consacre à démontrer théoriquement que le système de prix résultant de la confrontation des offres et des demandes sur un marché libre a une signification profonde, quasi transcendante : il exprime l’utilité sociale marginale de chaque bien ou service. La doctrine attribue aux mécanismes de marché le rôle de révélateur de ces valeurs, dont elle affirme qu’on ne pourrait pas les connaître ni estimer autrement. Les calculs effectués et les décisions prises en ayant recours aux prix du marché se trouvent par là justifiés et sont censés contribuer à la réalisation pratique de l’optimum social. C’est cette construction théorique qui autorise le passage, que je dénonçais plus haut, de l’idée que le marché est indispensable, à cette autre idée qu’il est par lui-même le meilleur guide possible. Dans le même temps l’Economie s’érige elle-même en science autonome et elle impose orgueilleusement ses conclusions à la société.
Mais en ce début du 21ème siècle nous sommes confrontés dramatiquement aux problèmes posés par l’interaction entre les formes du développement humain et le milieu planétaire. La main invisible, prétendument providentielle, se révèle à cet égard être la main du Diable. Elle conduit si fermement l’humanité à détruire elle-même son habitat, que les sociétés contemporaines paraissent incapables de s’en empêcher alors même qu’elles ont pris conscience de cette menace. Il devient criminel de continuer à attribuer au marché les qualités providentielles que le libéralisme lui prête.
On est ainsi conduit à révoquer en doute la théorie qui accorde au système de prix existant une signification sociale positive. Du coup, les conclusions pratiques auxquelles aboutissent les calculs économiques effectués en utilisant ce système de prix perdent leur force de vérité. Un jugement extérieur à l’économie, fondé sur des connaissances de toutes sortes et sur la morale politique, est en droit de les remettre en question.
Il faut alors, par des moyens extérieurs, définir les objectifs à atteindre, et l’Economie devient la technique de mise en œuvre des mécanismes sociaux (principalement des mécanismes de marché) qui cherche à réaliser ces objectifs. Le système des prix devient pour l'économiste un outil qu'il faut apprendre à manipuler et non plus une échelle de valeurs sociales révélées par le marché.
Ce qui est ici suggéré ne viserait pas à fixer autoritairement ou à contrôler les prix, mais bien plutôt à exercer une influence sur les conditions de leur formation. Il est souhaitable qu’ils restent librement débattus et constituent pour l'agent économique isolé un signal, un indicateur des attentes de la société, qui l'incitent à œuvrer pour la société en cherchant à œuvrer pour soi-même. On peut dire que cela revient à remplacer la « main invisible » de Dieu par la main contrôlable d'une autorité politique aidée par un ingénieur social compétent.
Cette approche délivre la pensée de la dictature paralysante qu’exerce l’idéologie libérale, mais elle la met dans une situation d’incertitude très inconfortable. Qu’on soit économiste, Puissance publique ou acteur quelconque de la vie économique, on ne peut se passer de prix pour évaluer, raisonner, décider et agir. Des notions fondamentales telles que croissance, valeur ajoutée par une activité, productivité du travail, rentabilité des investissements, gardent certes tout leur sens, mais la révocation en doute du système de prix constaté rend sujettes à caution les mesures qui en sont faites. Cette remarque est d’une portée considérable et, si l’on en tire toutes les conséquences, elle est à son tour extrêmement paralysante. Dire que le système de prix qui résulte des mécanismes de marché n’est pas pertinent, c’est dire que chacun regarde et s’oriente dans l’économie à travers des lunettes déformantes. Mais le malheur veut que, s’il les enlève, il ne voie plus rien. L’économiste et derrière lui le politique se trouvent alors placés dans une situation extrêmement inconfortable : il leur faut trouver une position ferme alors que le sol sur lequel ils évoluent se dérobe sous eux. C'est sans doute pour cela que les économistes qui contestent le credo libéral ne vont pas jusqu'au bout de leur contestation.
On peut pourtant espérer sortir de cette difficulté en adoptant une démarche modeste et progressive. La modestie impose d’abord de reconnaître que la complexité des choses et la limite de notre savoir sont telles qu’il est impossible de définir d’un coup la situation optimale à un horizon donné et le chemin direct qui pourrait y conduire. La seule méthode qui soit à notre portée est alors de rechercher une organisation et une démarche qui permettent de passer de la situation présente, dont on constate aisément les défauts, à une autre meilleure, qui devra à son tour être évaluée et servira de base de départ vers une situation encore meilleure.
Plus précisément, la démarche proposée se présenterait à peu près ainsi : on part d’un état de l’économie dont on identifie les défauts les plus graves par des critères à la fois externes et internes. Du fait même de l’existence et de la gravité de ces défauts, on sait que le système de prix existant, qui dans une économie qui reste une économie de marché, détermine les décisions des acteurs, n’est pas pertinent. Il faut donc que la Puissance Publique prenne un ensemble de mesures aussi cohérentes que possible qui aient pour effet de modifier conjointement les comportements et les prix : principalement des taxations ou des subventions, des interdictions ou des obligations de faire, mais aussi des modifications institutionnelles. Cette politique modifiera à la fois le cours de l’économie et le système des prix, c’est-à-dire les lunettes avec lesquelles chacun la voit. Une nouvelle évaluation, effectuée comme la première selon des critères externes et internes, conduira à un jugement plus fin puisque porté avec des lunettes moins déformantes et inspirera de nouvelles mesures correctrices, de sorte qu’on peut espérer ainsi se rapprocher toujours plus de la meilleure réalisation possible des objectifs.
Pour compléter cette démarche et la rendre plus efficace, on peut se ressouvenir de ce qu’on a appelé la planification à la française et que Paul Massé décrivait comme une étude de marché généralisée. Que tous les acteurs de la vie sociale et économique se retrouvent pour confronter et ajuster dans un cadre cohérent leurs projets à moyen terme, cela permet de réduire ensuite les tensions et les cahots dans le cheminement réel. Il est évident que cette procédure, appliquée uniquement par des acteurs français entre eux alors qu’ils vivaient et agissaient dans le cadre du grand marché européen en formation, perdait petit à petit son efficacité à mesure que le grand marché prenait plus de réalité. Mais elle retrouverait cette efficacité si elle était appliquée au niveau adéquat : d’abord au niveau des économies-continents, puis également au niveau mondial au moins sur quelques grands sujets. Elle se révélera d’autant plus utile que l’on aura l’ambition de provoquer simultanément des changements importants dans des domaines différents mais interconnectés.