lundi 15 décembre 2008

L'apologue des trois robinsons

Imaginons trois Robinsons pleins de courage et d’intelligence, forts physiquement et débrouillards, échouant sur trois îles très différentes. Nous supposerons que dans les trois cas la mer a fait échouer à leurs côtés une caisse d’outillage en bon état.
Robinson n°1 échoue sur une île qui n’est faite que de rochers, sans végétation ni faune. Quelques réserves d’eau douce amenée par la pluie dans des anfractuosités naturelles. Par chance, la mer lui a apporté une deuxième caisse contenant des conserves et des vivres, de quoi se nourrir un mois.
Robinson n°2 découvre une île étendue, avec de nombreuses sources et chutes d’eau, couverte d’une végétation luxuriante et habitée par un gibier varié et nombreux.
Robinson n°3 arrive sur une île aux dimensions réduites, avec une végétation peu abondante et peuplée de quelques animaux seulement. Tout cela constitue un écosystème fragile ; les différentes espèces végétales et animales sont en quantités si réduites qu’un prélèvement trop important qu’effectuerait Robinson sur l’une d’entre elle pour ses besoins personnels risquerait de la faire disparaître, avec de proche en proche la menace de la disparition de toute vie sur l’île.
Voyons maintenant comment vont se comporter nos trois Robinsons, compte tenu des qualités que nous leur avons attribuées :
Robinson n°1 va partir en exploration sur l’île, retourner le moindre rocher, fouiller le moindre recoin, en utilisant du mieux possible les outils dont il dispose, mais en vain. Finalement, il ira s’installer à l’ombre d’un rocher et attendra, en économisant ses forces et ses vivres, dans l’espoir que survienne un événement qui ne dépend pas de lui : qu’un navire passe à portée ou au moins que la mer fasse échouer une nouvelle caisse de conserves, lui assurant un délai de survie supplémentaire….
Robinson n°2 se met immédiatement au travail. Il commence par se procurer de quoi faire un bon repas, puis en fonction de ses préférences personnelles, il exploite les ressources de l’île pour se construire une habitation, fabriquer des vêtements, mettre en culture quelques coins fertiles, parquer des individus choisis parmi les espèces animales les plus succulentes ; il domestique des chevaux pour se déplacer plus rapidement avec moins de fatigue et transporter les charges lourdes, utilise une chute d’eau pour en tirer de l’énergie etc. Importants pour lui, les prélèvements qu’il effectue et les transformations qu’il apporte à la nature sont négligeables par rapport à l’étendue et à la vitalité luxuriante de l’île.
Robinson n°3 observe et réfléchit. Il prélève d’abord avec parcimonie de quoi juste se nourrir, puis il se consacre à augmenter les potentialités de son île, aménage et fertilise quelques acres supplémentaires qu’il ensemence avec les espèces qui lui sont les plus utiles ; puis il apporte ses soins et de la nourriture aux animaux nouveaux-nés en sorte d’augmenter l’effectif du cheptel. A partir de là il peut, en calculant bien, prélever sans risque de quoi améliorer son ordinaire, commencer à se construire un abri, et finalement vivre durablement en symbiose avec son île. Il s’est progressivement donné un niveau de vie convenable, moyennant de sa part un travail de tous les instants et une compréhension profonde des conditions de durabilité de son installation.
Je suppose qu’on me voit venir. Ce que je veux faire entendre, c’est que l’humanité voici deux siècles a pu se croire dans la situation de Robinson n°2, et qu’elle a pensé et agi en conséquence. Aujourd’hui, nous sommes clairement dans la situation de Robinson n°3, mais nous continuons à penser et nous comporter comme un n°2, ce qui pourrait nous conduire progressivement vers une situation assez semblable à celle, presque sans espoir, d’un n°1…
Bien sûr il ne s’agit là que d‘un apologue très simplificateur. La Terre considérée comme un ensemble vivant est un système extrêmement complexe, peuplé de plus de six milliards d’individus dont le nombre est fortement croissant et répartis sur cinq continents, avec tous une histoire et un niveau de production et de consommation par tête très inégal. Analyser et décrire la réalité dans toute son ampleur demanderait de réunir les compétences des meilleurs spécialistes dans de nombreux domaines et nécessiterait plusieurs volumes. Néanmoins, je crois qu’un citoyen normalement informé en sait assez pour se dire que le diagnostic final ne serait pas différent ni moins fort que celui que je viens d’énoncer.
En conclusion, je voudrais souligner ceci : la « science » économique telle qu’elle est aujourd’hui constituée a pris corps et s’est développée dans un climat intellectuel de type n°2. Elle est de ce fait très maladroite pour traiter les problèmes les plus cruciaux du 21ème siècle. Il lui faut opérer une véritable révolution copernicienne si elle veut devenir apte à traiter convenablement les problèmes de type n°3. Elle doit devenir la science de l’optimisation des activités humaines sous contrainte d’une symbiose durable entre l’humanité et la planète.

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